Interview-miroir parue initialement sur Brain Magazine le 10 janvier 2015.
Propos recueillis par Séphora Talmud. Photos prises par Elodie Daguin.
Julien Gasc et Benjamin Mege sont sosies, puisqu’on vous le dit. On vous met au défi de remporter le jeu des 7 différences. L’un est un musicien applaudi par Born Bad Records et ses confrères, l’autre est un réalisateur adoubé au SXSW, aux Berlin Music Video Awards ou encore à l’International Music Videos Festival… Ces deux talents de scènes artistiques complémentaires méritaient bien de se rencontrer pour confirmer leur ressemblance frappante. Mais outre l’apparence, qu’ont-ils donc en commun ?
Vous faites quoi dans la vie ?
Benjamin Mege : Je fais des clips de musique en collectif sous le nom de Dent de Cuir et je dessine beaucoup à côté.
Julien Gasc : Comment arrives-tu à gagner ta vie en étant clippeur ?
Benjamin Mege : C’est compliqué. Ces dix dernières années, j’ai l’impression que le clip s’est effondré en même temps que l’industrie musicale. Je fais partie d’un duo indépendant avec mon pote JP qui vit à Montréal.
Benjamin Mege : On défend la liberté artistique. Il faut savoir quels sont tes limites et les compromis que tu es prêt à accepter avec les boîtes de production. On pourrait faire du blé avec ce que nous savons faire, par pur carriérisme. Nous, on a envie de faire des clips qui défoncent et passer quatre mois dessus s’il le faut. Tu peux dialoguer directement avec l’artiste, tu vas boire des coups avec et tu règles vite toutes les questions, alors que dans les majors, on accorde généralement plus de budget pour un clip, certes, mais en tant que réalisateur, tu travailles pour quelques poignées de dollars en plus, avec une armée de marketeux qui pensent l’artiste comme une marque, un produit. Et ça tue la création. Faut pas s’étonner aujourd’hui de voir des clips de merde.
Julien Gasc : Y avait un super film sorti en 1980 sur ce milieu-là, Le coup du parapluie, avec Pierre Richard. C’est exactement ça. Il y a une scène où il vend de la nourriture pour chien «Ragoutoutou», et il doit absolument trouver la chanson qui va avec ce nom. Et ça donne «Ragoutoutou, le ragoût de mon toutou, moi j’en suis fou !». Le film est super.
Benjamin Mege : Pas mal !
Julien Gasc : C’est un milieu étrange, quand même. En France, la scène musicale indépendante tient sur 1 000 personnes. A moins que des groupes ne deviennent des produits musicaux et ne soient avalés par un gros tourneur ou une grosse maison de disques qui leur filent 50 000 euros pour acheter leur matos et qui leur mettent un régisseur général qui va devenir le roadie et aussi le casse-couilles de service qui va peut-être semer la zizanie dans leur groupe… Etre indépendant, c’est politique, c’est la démerde. Ca n’a pas de prix.
Comment trouvez-vous l’inspiration ?
Julien Gasc : Je m’inspire de mon quotidien. Quand je ne suis pas en tournée, je suis au calme dans ma maison des Yvelines, chez les cathos de droite. J’essaie de produire un morceau par jour. Quand je n’arrive pas à écrire les paroles, c’est très énervant, surtout si on n’a pas de marjolaine pour s’endormir, parce que la mélodie tourne en boucle toute la nuit. Le lendemain matin, tu n’as toujours pas trouvé les paroles, tu relis les trente feuilles gribouillées, tu jettes tout au feu et tu reprends une feuille vierge. Parfois ça vient du premier coup.
Benjamin Mege : Pareil. Surtout, il ne faut pas rester chez soi, à son bureau, il faut voyager, s’aérer. Vivre à Paris peut inspirer, avec les gens, les expositions… mais ça complique beaucoup aussi. Quand il y a des projets très importants, je descends chez mes parents en Auvergne, où je retrouve le calme entre les volcans. Les discussions et les confrontations d’idées avec mon binôme et mes amis m’aident aussi beaucoup. Il faut être très ouvert et laisser venir les choses.
Benjamin Mege : Je ne sais pas. On avait fait un fan clip non-officiel pour Siriusmo, et j’ai demandé à JP quel nom on pouvait se donner. Il m’a envoyé une liste longue comme le bras avec des noms de groupes trop cool. Mon blase de DJ, Automatique Chaton, provient de cette liste.
Julien Gasc : Du coup, tu fais de la musique ?
Benjamin Mege : J’ai arrêté il y a quatre ans parce que c’était très chronophage. C’était surtout un moyen de créer ensemble avec des amis. J’avais un attrait pour ce que la musique véhiculait. C’est pour ça que je me suis dirigé vers le milieu du clip. J’ai écouté beaucoup de musique électronique, des compilations Thunderdome, du hardcore, du gabber… J’aurais bien aimé aller en rave party, mais j’étais un peu jeune à l’époque. Je suis né en 1986. Et toi ?
Julien Gasc : En 1980. Donc j’étais en plein dedans. Je suis né à Castres, j’ai grandi dans un parc naturel dans le Tarn avec mes parents, un truc assez protégé, vert. Castres, c’est un peu le Seattle du Sud-Ouest. Il y a deux mafias de la drogue qui s’affrontent dans le quartier de mes grands-parents. Il n’y a plus de travail, plus d’espoir, mais beaucoup de drogue. Dans les années 1990, les raves sont arrivées. J’ai commencé à y aller vers 16 ans…
Benjamin Mege : Vas-y, raconte.
Julien Gasc : Sous l’emprise de la drogue, les mecs venaient se coller comme des mouches aux baffles qui étaient des murs de son de plus de trois mètres de haut. Un soir, on a retrouvé un mec qui avait pris du LSD et qui s’était endormi dans un caisson de basse. Un pote l’a réveillé et, en fait, il était devenu sourd. L’été, il y avait les technivals et ça, c’était carrément violent. On retrouve un peu ça maintenant en Serbie, à Sarajevo, avec le mouvement turbo folk. Les gens se lâchent vraiment. Dans les soirées en boîte, tout le monde est à poil… Ca boit beaucoup, ça se drogue beaucoup, ça crâne beaucoup : y a des armes à feu et des voitures tunées.
Benjamin Mege : Et les filles dans tout ça ?
Julien Gasc : J’étais timide et je cherchais constamment l’amour dans ces soirées-là, mais il n’y avait pas de place pour le romantisme. Les filles jouaient les dures ; on leur serrait la main. Dès que tu approchais une nana un peu mignonne, il y avait cinq mecs autour qui te demandaient de dégager. Je me souviens, j’avais offert Junky de William S. Burroughs à une fille qui me plaisait beaucoup. On est allé en rave le week-end, puis le lundi, j’ai appelé chez ses parents. Ils m’ont annoncé que leur fille était partie en hôpital psychiatrique… C’est vrai qu’il y avait pas mal de mecs qui restaient perchés.
Benjamin Mege : Wow. Et tu fais quoi maintenant ?
Julien Gasc : Je fais de la musique. J’ai commencé assez jeune par une formation classique, puis vers quatorze ans j’ai un peu semé la terreur dans le village avec mon groupe de punk. En fac de musicologie, j’ai fait du free jazz avec mes potes des Beaux-Arts. En 2003, je me suis mis à la pop avec Hyperclean et j’ai commencé à gagner ma vie comme musicien indépendant professionnel. En parallèle, Aquaserge a débuté en 2005. Et en 2008, il y a eu Stereolab. A côté de ça, j’ai mon projet éponyme plus instantané, où je chante en français. L’album Cerf, Biche et Faon a quasiment été enregistré d’une traite.
Benjamin Mege : Comme un plan-séquence, avec tout ce que ça engendre de défauts, de trucs qui vomissent un peu. L’erreur est intéressante.
Julien Gasc : Parlons de ton super clip She’s Bad : elle est méga bonne l’actrice ! Ce n’est pas un fantasme de réalisateur de coucher avec ses actrices ?
Benjamin Mege : Non, et surtout avec cette actrice qui fait du cabaret, des trucs hyper-sexy, et qui est complètement relax par rapport à ça (il s’agit d’Aude Auffret, ndlr). Quand tu lui dis «vas-y, mords le gode», t’es un peu gêné, et elle non. Ca enlève toute tension sexuelle. Le sexe, c’est une des rares choses qui ramène à un état bestial, à la fonction de l’accouplement et au plaisir érotique, loin de la raison.
Julien Gasc : Notre culture sexuelle à nous, c’est le hardcore vulgaire américain… Y a une chanson de mon album qui s’appelle Le Sexe Domine. Je me suis demandé ce que je pouvais faire après la chanson de Pink Floyd qui s’appelle Astronomy Domine et j’ai sorti ça.
Benjamin Mege : Tu soulèves la question de l’éducation sexuelle. La mienne, ça a été les magazines de cul et les sites porno. Mes parents avaient ce côté catho tabou, et quand j’en ai discuté avec mon père, ça a été contraint.
Julien Gasc : Qu’est-ce qui s’est passé ?
Benjamin Mege : A l’époque du modem 56k, où l’on dépensait 20 euros pour une heure d’internet, j’avais explosé le forfait en allant sur des «sites de charme», dixit France Télécom. Ils ont appelé mon père qui m’a engueulé en me disant qu’Internet était dégueulasse. C’était gênant.
Julien Gasc : J’ai été plus chanceux, mon père avait mis des BD de type Manara dans la bibliothèque. J’ai longtemps été un oiseau de nuit chassant ses proies, un peu comme un hibou, souvent représenté auprès de mecs comme Casanova ou Restif de La Bretonne. Mais on est tous des animaux. D’ailleurs, je me marie cet hiver, pour sortir de cette vie nocturne trépidante qui m’a pas mal fatigué.
Benjamin Mege : Pourquoi as-tu choisi la musique ?
Julien Gasc : C’est le seul médium passe-muraille : tu fermes les yeux et tu as l’impression de tomber dans l’espace. Après, ça ne marche pas forcément avec Julien Clerc… J’ai été obligé d’aller le voir en concert avec ma mère, et je me suis retrouvé à pleurer sur Femmes, je vous aime. Les nerfs ont lâché… J’ai trouvé ça à la fois beau et d’une vulgarité incroyable. J’avais oublié mes bouchons d’oreilles, et au bout d’une demi-heure, malgré le plein air, il hurlait et ça me faisait mal. Du coup j’ai attendu ma mère à la buvette.
Un dernier mot ?
Benjamin Mege : Barbe.
Julien Gasc : Je donne ma barbe au chat.
++ Le site officiel de Dent de Cuir.
++ Julien Gasc
Séphora Talmud // Photos : Elodie Daguin.