Propos recueillis par Séphora Talmud. Photos prises par Elodie Daguin.
Même sourire enjoué, même regard malicieux et perçant, Christine Phung et Dorothée Hannequin partagent un goût immodéré pour la création.
Avec sa marque éponyme, Christine est une étoile montante de la mode française. Elle fabrique des vêtements texturés de vibrations graphiques, comme Dorothée compose des morceaux fougueux aux influences americana qu’elle interprète avec sa voix emblématique sous le pseudonyme de The Rodeo.
Discussion entre deux femmes talentueuses et audacieuses, à la conquête de leur destinée.
Dorothée Hannequin : Ça fait bientôt quinze ans qu’on se connaît, t’imagines ?
Christine Phung : Déjà ! Ça remonte à l’époque où j’étais à Duperré. Un mec de ma classe m’avait dit que j’avais un sosie et qu’il sortait avec !
Dorothée Hannequin : Oui ! Puis, on s’était rencontrées dans un magasin de cosmétiques où tu travaillais en parallèle de tes études et c’est vrai que notre ressemblance sautait aux yeux !
Christine Phung : Tu te souviens, à Rock En Seine, on avait échangé nos manteaux pour faire une blague à ton mec ?
Dorothée Hannequin : Ha oui ! Heureusement il s’est rendu compte de la supercherie tout de suite ! C’est vrai qu’à une époque, on avait exactement la même coupe de cheveux à la Mireille Mathieu. Du coup, on me demandait souvent «Comment ça va Christine ?»
Christine Phung : C’est drôle ! On m’a déjà demandé si j’étais la chanteuse de The Rodeo.
Dorothée Hannequin : On se voit une fois par an maintenant. Où en es-tu ?
Christine Phung : Pendant huit ans, j’ai été intégrée à des maisons de mode. Mon rêve était de lancer ma marque. C’est chose faite depuis 2011. Sauf que tu crois être libre, mais tu es plus enchaînée que jamais. Tu dois avoir un projet d’entreprise viable économiquement afin de pouvoir financer les gens, les garder et construire une équipe stable. Pour une petite structure de huit personnes comme la mienne, c’est quasiment impossible. Les premières années, je travaillais 80 heures par semaine et je n’osais pas prendre de jour de repos. C’est assez difficile de garder une liberté créative, mais en même temps si je veux faire une collection complètement barrée demain, je peux. Tu ressens ça toi aussi ?
Dorothée Hannequin : D’un point de vue artistique, oui, je suis libre, je fais vraiment ce que je veux. Après, il faut penser à tout. S’il y a un truc qui ne marche pas, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même. J’aime ça, les choses vont beaucoup plus vite. Mais l’entourage compte beaucoup. Sans toutes les personnes qui travaillent sur les photos, les pochettes, les clips, les prises de son, je n’y arriverais pas. Il faut être entourée de gens qui te poussent à aller plus loin. Il y a bien sûr des jours où je n’en peux plus et en même temps, c’est vrai que c’est électrisant.
Christine Phung : Pour moi, la question du sens se pose immédiatement. Tu choisis d’avoir cette vie-là, qui te coûte cher sur les plans émotionnels, énergétiques et financiers. Tu te retrouves à faire des jobs que tu n’avais pas choisis, comme tu le dis : tu fais de la comptabilité, de la gestion, du commercial, de la communication, des ressources humaines… J’ai étudié à L’Institut Français de la Mode, une école qui a été fondée sur le mythe du tandem Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, le manager et le créatif, le côté bicéphale que toute maison de mode devrait avoir pour réussir. Quand j’ai lancé mon projet de marque, effectivement, j’ai été en recherche d’un associé, mais je ne l’ai pas trouvé. Donc moi, je me suis construite un peu toute seule.
Dorothée Hannequin : En plus, ta marque, c’est ton nom. Comme moi, avec mon anagramme The Rodeo. Du coup, comment gères-tu le financement de ta marque ?
Christine Phung : Je l’autofinance. J’ai une double vie, c’est-à-dire que je fais mes collections et à côté je suis Directrice Artistique dans une autre maison. L’équilibre se fait comme ça : je réinjecte tout ce que je gagne dans ma marque. C’est compliqué et la question de la rentabilité se pose forcément. J’ai essayé de faire des pièces commerciales issues de mes pièces les plus fortes, mais elles sont encore trop chères, car fabriquées en France et en Europe et produites en petites quantités. La difficulté c’est que les gens peuvent aimer la collection, mais ils ne l’achèteront pas pour autant.
Dorothée Hannequin : C’est pareil pour les disques ! Tu peux avoir de super chroniques et ne pas trouver ton public.
Christine Phung : Bon, j’arrive quand même à commercialiser dans une dizaine de points de vente multimarques : en Angleterre, en Allemagne, en Russie, au Chili, en Nouvelle-Calédonie, j’ai un corner aux Galeries Lafayette, chez Montaigne Market et L’Exception. Mais aujourd’hui, je suis à un tournant, c’est ma huitième collection, et j’ai choisi de réduire un peu la cadence. C’est pour ça que je n’ai pas défilé lors de la dernière Paris Fashion Week. Car je veux faire des collections capsules plus luxe, plus arty et tant pis si je vends moins. L’idée, c’est d’être bien, d’être plus dans la création et de me faire un peu plus plaisir. Il ne faut pas être dans le compromis.
La mode se situe entre l’art, l’artisanat et l’industrie. On doit offrir une forme d’appropriation immédiate du vêtement ou alors on décide de faire quelque chose de muséal et d’expérimental.
Dorothée Hannequin : Pour moi, le principal, c’est d’être contente et fière de ce que je fais, que ça plaise à mon entourage et aussi de repousser les limites à chaque fois pour ne pas faire ce que je faisais avant. Je pourrais faire des tubes dans l’air du temps, mais je ne me reconnaîtrais pas là-dedans. Rappelle-moi, combien de temps mets-tu à monter une collection ?
Christine Phung : Dans la mode, on est sur des cycles de six mois, on cherche la nouveauté en permanence, on ne peut pas être dans la continuité. Ce sont tout le temps des cycles de rupture, sinon on va dire que tu te répètes à chaque collection. On n’a pas le choix : la date et l’heure des défilés sont fixées, donc tu ne peux pas changer à la dernière minute. Il y a trois mois de production sur la saison précédente et trois mois de création, donc c’est très rapide et ça impose d’avoir un stock créatif pour donner vie à une collection très rapidement.
Christine Phung : Oui, il faut rester dans une sorte d’avant-garde et faire les choses bien, même lorsqu’on n’a pas les moyens d’un grand studio de couture.
Dorothée Hannequin : Pour la musique, il n’y a pas de cahier des charges précis. Auparavant, un artiste faisait un disque tous les trois ans, car il devait partir en tournée deux ans faire sa promotion. Ça changé au fil des années. Aujourd’hui, les gens font un single ou un EP et pas forcément tout un album. Moi, je fais un EP ou un album tous les deux ans. C’est vraiment en fonction de mon inspiration et des choses que j’ai à dire. Je trouve ça génial qu’il n’y ait plus de barrière. Par exemple, Beach House a sorti deux albums à une semaine d’intervalle. Ils ont pris de court le public et les attachés de presse doivent s’arracher les cheveux, parce qu’il faut faire la promo d’un album, puis une semaine après, d’un deuxième ! S’ils ont le flux pour sortir quelque chose qui est détonant, il faut le faire, en effet. Du coup, de quoi t’inspires-tu ?
Christine Phung : Je me nourris beaucoup des voyages. Avant j’étais styliste intégrée dans des maisons de mode, donc j’avais des vacances ! C’était génial, je faisais plein de voyages. Les odeurs, les couleurs, les lumières, les paysages, les rencontres, me nourrissent mentalement. J’en garde des émotions que je retranscris dans mes vêtements. Par exemple, il y a une collection qui est inspirée d’une femme qui passe au-dessus des champs ronds du Nevada, qui sont liés aux systèmes d’arrosage. Je n’y suis jamais allée mais c’est un mélange de plein de choses. Et toi ?
Dorothée Hannequin : Pareil, les voyages m’inspirent beaucoup, même ceux que l’on fait en regardant des films, des peintures ou des photos. Tout m’inspire, même une histoire qu’on m’aura racontée, un fait-divers lu dans un journal… Le premier album que j’ai fait, Music Maëlstrom, était influencé par l’ouest américain, où j’avais pas mal voyagé. Mon nouvel album La Musica Del Diavolo, qui a un titre italien, est issu des deux tournées en Italie que j’ai faites ces dernières années. J’ y ai rencontré un fantôme. Je n’y croyais pas du tout, mais c’était du pain béni pour écrire une histoire sur l’album.
Christine Phung : Et selon toi, Paris est la meilleure ville pour faire de la musique ?
Dorothée Hannequin : Il s’avère que je chante principalement en anglais, même si j’écris quelques paroles en français. D’un point de vue professionnel, Paris est bien pour construire son projet. C’est un spot structuré au niveau des salles de concerts et les musiciens se connaissent tous. Après, pour la scène, ce n’est pas le meilleur endroit. Le public parisien a une sale réputation, mais il la mérite un peu : il est assez snob, trop lisse, trop propre. Contrairement à Londres où, par exemple, les gens se lâchent vraiment et n’ont pas peur de sauter partout pendant un concert.
Christine Phung : C’est vrai. Par rapport à la mode, il y a quatre grandes scènes : New-York, Londres, Milan et Paris. Je me trouve à la bonne place ici, car j’aime l’identité de la femme parisienne qui n’est pas aussi commerciale que la new-yorkaise ou aussi exubérante que la londonienne ou autant ‘m’as-tu vu’ que la milanaise.
Dorothée Hannequin : J’avais apprécié chanter pour le lancement de ta première collection. Tu fais toujours des collaborations artistiques ?
Christine Phung : Pour ma marque, je décris l’idée d’une femme du nouveau monde, du monde numérique. Cela m’amène à collaborer régulièrement avec des créateurs dont j’admire le travail, notamment Tzuri Gueta, il y a deux saisons, qui a développé une dentelle injectée de silicone. J’ai aussi fait des robes avec une amie, Cécile Feilchenfeldt, qui travaille la maille en 3D pour des grandes maisons comme Dior. Et toi ?
Dorothée Hannequin : J’aime aussi rencontrer d’autres univers. Certes, je fais du rock/folk, mais je n’ai aucune envie d’être comme un rat de laboratoire à faire de la musique dans mon coin. J’ai collaboré par Internet avec D.L.I.D., un mec qui fait de l’électro. Nous ne nous sommes pas encore rencontrés. J’ai aussi bossé avec Panteros666 qui fait partie de l’écurie Club Cheval / Bromance Records. Un mec a mille lieues de ce que je fais. On s’entend hyper bien. J’aime les rencontres avec les gens. C’est aussi pour ça que j’aime la scène. Il y a une bonne décharge d’adrénaline. D’ailleurs, un défilé ça dure combien de temps ?
Christine Phung : 10 minutes.
Dorothée Hannequin : Ha oui, c’est fou ! Je suis tellement admirative de ton travail. Tant de temps passé pour 10 minutes de show… Un concert, ça peut durer une heure. Après, la pression redescend. Et c’est quand même immédiat ; les gens réagissent vite, on voit leur visage. Tandis que toi, tu es en backstage, sans trop savoir ce qui se passe et ce n’est qu’après que tu auras les retours sur ta collection. C’est assez flippant. Tu dois passer de sacrées nuits blanches.
Christine Phung : Il y a une grande part de maîtrise, une forme de dextérité. Je dois garder une liberté mentale pour être créative, sinon je me fais engluer par des trucs matériels, qui sont aussi le prix à payer pour atteindre cette liberté.
Dorothée Hannequin : Tu as raison. Tout va très vite aujourd’hui. J’ai envie de prendre mon temps pour faire les choses bien. La spontanéité n’est pas toujours du plaisir. Je pense que ça peut se ressentir : j’ai déjà enregistré un album rapidement et on peut entendre ce côté spontané, mais pour le deuxième album, j’ai pris énormément de temps et fait en fonction de mes envies et de mes humeurs. C’est du luxe.
++ Dorothée Hannequin / The Rodeo est en concert le mardi 3 novembre à Petit Bain et en showcase acoustique à French Touche le 18 novembre. Elle vient de sortir son nouvel album La Musica Del Diavolo. Suivez-la sur Facebook et Twitter !
++ Christine Phung prépare une collection capsule pour l’été 2016, avec un imprimé issu d’une collaboration avec Philippe Decrauzat. Suivez-la sur Facebook et Instagram !
Séphora Talmud // Photos : Élodie Daguin.