Propos recueillis par Séphora Talmud. Photos prises par Elodie Daguin.
Les notions de “sérendipité” et de “sororité”, Caroline Dubois et Mai Hua les connaissent bien. Ces deux créatives françaises d’origine vietnamienne partagent la même finesse dans l’analyse de l’intime.
A l’écoute des autres aussi bien que d’elles-mêmes, elles sont si honnêtes intellectuellement et si élégantes dans leur manière d’être qu’elles donnent une belle leçon d’humilité et d’humanité.
Votre couleur préférée
Mai Hua : le bleu et le rose
Caroline Dubois : jaune curry
La ville où vous aimeriez vivre
Mai Hua : La campagne !!!!
Caroline Dubois : Paris
Ce que vous aimez le plus chez un homme / chez une femme
Mai Hua : Sa tendresse / Sa folie
Caroline Dubois : La douceur / Le charisme
Caroline : Comment rencontres-tu les gens que tu interviewes ? On a l’impression que tu es hyper prolifique avec cet emotional diary. En tant que lectrice, il faut que je sois dans un certain état pour accueillir ces informations, que je prenne le temps de me poser. C’est dense. On rentre dans des histoires humaines, artistiques, spirituelles, qui croisent parfois deux disciplines, ou même des drames humains. J’aime tes superbes vidéos sur les métiers d’art, les personnages sont tous tellement bien mis en lumière, sans maquillage, à nu… A chaque fois, je pleure.
Mai : Ha ouais ? C’est fou ! (rires) Je suis uniquement intéressée par ce qui émerge. Le blog, c’est un espace où je dois déposer ce qui émerge pour moi, en vidéo, en couleur.
Caroline : Tu fais toujours des tutoriels vidéos de maquillage ?
Mai : Non, cela m’intéresse moins. En 3 ans, j’ai beaucoup changé, je ne me maquille plus, je n’en ai plus besoin. Ce n’est pas que je sois contre le maquillage, la couleur, la créativité, la pose. Au contraire, j’adore ça. Ca ne fait juste plus partie de mon rituel de reconnexion.
Caroline : Quand est-ce que tes parents sont arrivés du Vietnam ?
Mai : Ma mère est partie à 14 ans, d’abord au Sénégal puis en Tunisie, car son père était diplomate. Ils n’ont pas pu rentrer au Vietnam et sont arrivés rue de la Colonie, dans le 13ème arrondissement de Paris. Mon père est arrivé à l’âge de 17 ans.
Caroline : C’est marrant, mon père aussi est allé en Tunisie avec son tuteur, qui travaillait dans les douanes françaises et était souvent muté. Cela a dessiné l’expatriation qui s’en est suivie dans les DOM-TOM.
Mai : Ha oui ? Raconte.
Caroline : On a vécu en Polynésie, au Maroc, à la Réunion, en dehors des pôles urbains et mode. Je me suis construite par le manque. J’étais toujours planquée à la bibliothèque entre midi et deux au collège et au lycée, je dévorais les ELLE et le Madame Figaro, qui pour moi représentaient Paris. Cela me stimulait, je n’avais qu’une hâte, c’était rentrer à Paris faire mes études et découvrir la capitale, en 1997. J’ai été élevée par ma grand-mère vietnamienne pendant 6 ans, qui logeait dans l’appartement de mes parents à Créteil, dans les Choux, aux abords du lac.
Mai : Ha, Créteil et les Choux, il faut les voir pour y croire ! Moi, j’étais au fin fond du 94, après Boissy Saint Léger. Quand j’avais 17 ans, mon amoureux vivait à Créteil, donc on y allait tout le temps. Paris a été violent, personne ne m’y attendait. Ayant fait une école de commerce, j’étais au contact de toute une élite bourgeoise depuis plusieurs générations. Il y a un ancrage, tout est fait pour leur réussite. Cependant, je ne me suis jamais sentie exclue. Quand j’ai commencé à travailler pour L’Oréal, j’étais très appréciée parce que j’étais la petite créa’ de service, et ils acceptaient que je vienne en jogging au travail.
Caroline : C’est une vraie liberté dans un groupe réputé pour formater.
Mai : Mes supérieurs hiérarchiques n’en revenaient pas. J’étais désinvolte, cela me faisait rire. Il y avait une partie de moi qui savait comment me mouler – parce qu’en tant que vietnamiens, comme tu le sais, nous sommes des champions de l’adaptabilité, on développe des capteurs – et une autre partie, disruptive, assez confrontationnelle. Les gens adoraient ça, mais je n’appréciais pas l’ambiance. J’ai choisi de mener une vie arythmique : je suis freelance depuis 15 ans. Quand on me demande de me présenter, je ne parle jamais de ma profession, parce que je ne m’identifie pas du tout à cela.
Caroline : Je comprends. Quand je me présente, je dis que ma matière première, ce sont les mots. J’ai fait le MBA de l’Institut Français de la Mode en 2011-2013 pour me reconvertir à 32 ans, car j’étais dans le design avant. C’était un investissement hyper personnel à tous les niveaux. Tous les 4 ans, j’ai un cycle, je me mets en danger, cela me stimule. J’ai changé de vie juste après l’IFM. Cela m’a bien secouée et permis de rejoindre mes premières amours : les univers créatifs de la mode et du luxe. Pendant 4 ans, j’ai géré de belles campagnes d’image au Printemps, Printemps de l’Homme, de la Maison, une grosse machine, je ne sais pas comment j’y ai survécu (rires). Quand on est inconscient, on y va.
Mai : (rires) Mais bien sûr, je comprends. C’est un apprentissage. Tu sais, c’est un chemin qu’il ne faut pas regretter.
Caroline : Oui, j’ai quitté le Printemps de manière fluide, ils m’ont accompagnée. J’ai maintenant plaisir à partager ce que j’ai appris, pour les cours que je donne aux jeunes à l’Istituto Marangoni. J’avais envie de transmettre, dans un contexte international. Encadrer, mentorer, rassurer, accompagner les jeunes, j’adore ça. Je suis en freelance depuis un an. J’avais envie de faire des belles rencontres, des gens solidaires, faire le jeu des réseaux, des synergies, ne pas savoir quel serait mon après, cet inconnu total…
Mai : Faire confiance.
Caroline : Oui. A des rencontres que l’on ne peut pas faire quand on est en silo dans une entreprise. On est trop conditionné.
Mai : On est tellement conditionné, que l’on ne sait pas que l’on est conditionné.
Caroline : A la fin, je considérais que j’allais au spectacle, voir une nouvelle pièce de comédie inhumaine chaque jour, dans des réunions de 6 personnes en souffrance, qui ne s’écoutaient pas parler. Cette violence banalisée m’avait terrifiée. J’ai une capacité à me préserver quand je sens que les choses ne me correspondent plus.
Mai : C’est génial ce 6ème sens, c’est un super pouvoir.
Caroline : Le meilleur moyen de découvrir, c’est de sortir. Cela permet d’apprécier beaucoup plus ce que l’on découvre après, d’avoir le luxe inouï de pouvoir choisir. Je suis rédactrice aussi, j’écris pour construire des identités de marque, des poèmes pour des lookbooks, c’est toujours lié à la création, la mode, l’art de vivre. Je le fais sous un angle psychologique, je vais loin dans les portraits pour trouver la raison du pourquoi qui fait éclore ce type de marque. J’aime pratiquer aussi des techniques plus corporate.
Mai : C’est de la créativité sous contrainte. J’aime aussi quand je travaille pour des marques sur les couleurs, sur des compositions de gammes de rouge à lèvres, de nouveaux parfums. J’adore comprendre exactement la marque, le produit, les cibles, et de rentrer là-dedans pour créer pour elles. J’étais en marketing chez Lancôme, je travaillais avec Fred Farrugia, Directeur Artistique, qui était dans le faire et dans la vision des couleurs, et je devais écrire des histoires par rapport à ce qu’il créait. Ce qui est excitant dans la couleur, c’est qu’il y a une partie conceptuelle, mentale, dans la symbolique, la sémantique. Sociologiquement, c’était génial. Si tu lances un parfum vert et un parfum bleu, ce n’est pas la même histoire, cela dit des choses, très mentales. Et l’autre côté où ce n’est que de la forme, du sensible, du plastique. Une fois que tu as dit “bleu”, tu n’as rien dit du tout, puisqu’il y a des milliards de “bleu”. Après, tu assembles les différentes couleurs et identités pour trouver une résonance.
Caroline : Cerveau gauche et cerveau droit.
Mai : Oui, c’est hyper complet sur un truc qui est très niche. J’essaie comme toi d’aller plus loin dans la définition de l’ADN de marque, parce qu’en général les briefs des clients sont : “J’aimerais créer un parfum féminin, pour dans un an et demi.” (rires) Pour revenir à l’expérience de la grosse boîte : je travaillais sur des projets géniaux, à l’international, sur une des plus belles marques du groupe, avec une place et un salaire en or, promise à un super avenir selon ces codes-là, mais je ne me sentais pas à ma place. Cela ne servait à rien d’investir un présent pour un futur qui n’allait pas me convenir. Je vois très bien comment l’on peut être pris dans un engrenage. J’ai dégoté une opportunité pour reprendre des cours de formation continue sur la couleur, les arts appliqués et les beaux arts aux Arts Décoratifs, grâce à Denis Pérus, mon mentor. Je n’ai pas réfléchi, j’y suis allée. C’était le moment, j’avais 27 ans, pas d’enfant, un mec qui me soutenait.
Caroline : Ha oui, je connais aussi Denis Pérus, qui était mon prof à l’IFM ! Tu y enseignes ?
Mai : C’est pas vrai ! C’est un homme d’une telle profondeur. Cette période était géniale. Tu sais la chance que tu as quand tu reprends tes études en milieu de carrière. Oui, je donne un cours et des ateliers à l’IFM sur la couleur pour les étudiants du Master Management qui sont dans la majeure cosmétique et beauté. J’admire ta dévotion, moi, j’ai de plus en plus de mal à anticiper mon emploi du temps, donc je fais de la transmission différemment.
Caroline : Tu as toujours su que tu voulais travailler dans la création ?
Mai : Au collège, on nous avait demandé de nous dessiner plus tard. Je m’étais représentée assise sur un bureau vêtue d’un tailleur. Girlboss L’Oréal. (rires) Je m’imaginais dans un truc corporate. C’était un désir. Je pense que les choses sont un chemin. Les gens qui ont des vocations, c’est très rare. Je voulais faire l’école Boulle, mais je ne pouvais pas m’autoriser à être créative, je n’ai pas osé. Ma famille m’a dit “aie déjà des diplômes”, c’était une injonction, mais elle était adaptée à mon état d’esprit. J’avais un cerveau de matheuse, j’étais une bête de concours, cela m’allait totalement. Quand je suis arrivée au bout du truc, je suis passée à autre chose, ce n’était plus ma vie. La personnalité, c’est quelque chose qui se construit et se déconstruit non stop. Ce que je fais sur le blog aujourd’hui est en rapport avec les parents, qui sont dans la pédagogie et la guérison : mon père est enseignant, ma mère médecin, enfin plus que ça : c’est une sorcière. Elle a 80 diplômes différents, quand tu rentres dans la salle, elle sait tout de suite ce que tu as. Pour le coup, ce qui m’a vraiment formée, c’est cette grande adaptabilité. Mon prénom veut dire en vietnamien “fleur de bambou”, celui de mon frère “forêt de bambous”, et celui de mon autre frère “guerrier bambou”. La fratrie de bambous. (rires)
Caroline : La pousse adaptable, multi-usage.
Mai : Voilà. Souple mais qui ne rompt jamais. Notre vraie racine, c’est ça. Les familles vietnamiennes sont attachées à « l’excellence », qui peut nier l’individualité. C’est très aliénant. J’aime la personne que je suis aujourd’hui et c’est nécessairement parce que je suis passée par les bonnes étapes, en faisant une chose à la fois.
Caroline : Mon père enseignait l’anglais aux futurs enseignants. Quand on vivait à Tahiti, on avait une femme de ménage qui était assez démunie, car une de ses filles était restée chez ses grands-parents dans les îles Marquises, très éloignées de l’île principale de Tahiti. Quand elle l’a enfin récupérée, elle n’avait d’autre choix que de l’amener pendant ses heures de ménage le week-end. Ma soeur et moi lui avons appris à lire, écrire et compter avec nos cahiers des classes précédentes. C’était naturel. Déjà, la notion d’aide était importante pour moi, ainsi que le sentiment profond de justice à rétablir. J’ai eu une éducation à l’asiatique, avec beaucoup de rigueur, on ne m’a jamais demandé mon avis. Je me suis toujours adaptée en bon soldat. Puis, j’ai choisi les lettres, l’écriture, la lecture, l’imagination, les langues. Mon frère est un archétype ; il est devenu ingénieur dans les télécommunications. (rires) Je suis assez proche de mon père, qui écrit beaucoup de poésie, de poèmes.
Mai : Ha c’est chouette, malgré sa rigueur, c’est quelqu’un de sensible et créatif.
Caroline : Oui. Il est aussi très spirituel. Il a écrit sa thèse sur le bouddhisme à la lumière d’un conte d’Edgar Poe, qui mêle des notions d’astrophysique de Trinh Xuân Thuân. Revenons-en à toi : Il y a eu un tournant il y a 3 ans avec le changement de nom du blog, la réappropriation de ton prénom et la rencontre avec Jerry, non ?
Mai : Oui, gros tournant spirituel. D’où ma baseline “the emotional diary”.
Caroline : C’est comme si ta relation avec Jerry avait éclairé, donné un sens, confirmé ce vers quoi tu cheminais.
Mai : Cette rencontre a été une révolution totale. C’est la personne qui remplit le verre d’eau. Le verre était déjà là, mais il était vide. J’étais une structure, c’est déjà ça. Toute la perception change, ce ne sont pas uniquement des jeux de transparence. Jerry me permet de manière safe d’aller explorer des choses très sombres, très dures. Il y a toujours quelqu’un qui me rattrape et qui est là avec moi. C’est un cadeau, hyper rare.
Caroline : Comment c’est arrivé ?
Mai : Quand je l’ai rencontré, j’avais déjà entamé une thérapie, commencé mon film sur la transmission générationnelle. Je n’avais pas du tout conscience que cela allait être lourd à ce point. Mon frère au Vietnam a reçu une invitation à une conférence de Jerry Hyde, un thérapeute anglais, qui fait de la psychomagie. Il m’envoie le flyer en me disant “tu es célibataire en ce moment, ouvre tes horizons, va rencontrer des gens qui ont les mêmes centres d’intérêts que toi.” A l’époque, je cherchais un mec de 30 ans avec qui refaire un bébé et m’emmener en banlieue. Pas très visionnaire (rires). Et lors de cette conférence où il présentait son livre Play From Your Fucking Heart, je vois Jerry. Ce mec ne ressemble à aucune autre personne que j’ai connue. Il a une manière d’envisager les choses que je n’ai jamais entendue avant. Je vais le saluer à la fin pour le remercier, et en rentrant je me dis qu’il faut que je le filme pour le blog, qui à l’époque, n’était pas porté sur le développement personnel. Il répond à mon message dans l’Eurostar. On se cale 2 Skype, qui foirent. Je ne prépare jamais mes interviews. Je ne force jamais rien. Si ça ne se fait pas, c’est comme ça. Je suis sûre que la vie va nous donner une autre occasion, je sais qu’il est à Londres, il sait que je suis à Paris, on se tient au courant. Deux semaines plus tard, je décroche un job pour The Body Shop à Londres, une mission à moyen terme avec 5 rendez-vous à Londres. C’est fou, car je ne travaille jamais à l’étranger et c’est toujours sur des missions courtes. Je lui envoie un message. Rendez-vous est pris pour le filmer chez lui.
Caroline : C’est une antre, hyper habitée, unique, presque un décor de cinéma. C’est hyper documenté, riche de symboles, de codes, de tentures, de couleurs rougeoyantes, crépusculaires. C’est mystique, il y a de très belles citations aux murs…
Mai : Exactement ! Je me dis “c’est quoi ce truc ?”. T’arrives devant un paillasson “fuck off”, okay (rires) Il y a des crânes humains et des pièces provenant de ses grands-parents. Je suis énervée parce que mon micro ne marche pas, je me rends compte après qu’il était sur “mute”… J’étais nerveuse, impressionnée par le mec, qui est assez impressionnant.
Caroline : Il dégage quelque chose, oui, il est charismatique.
Mai : Je le filme, de près, de loin, en utilisant le micro de la caméra. J’ai mis 9 mois à monter la vidéo, parce que le son était pourri, évidemment. Bref, On discute de plein de trucs et pour moi, tout est totalement nouveau : on peut voir la vie de cette manière-là. L’interview s’arrête et il me propose de visiter quelques endroits de Londres la prochaine fois que je reviens. De retour en janvier, il commençait son livre The Book of Sin, on discute, et on commence à correspondre non-stop. Je suis tombée amoureuse comme ça, en 6 mois. La connexion s’est faite parce que je n’étais pas du tout dans un processus de séduction, j’étais très naturelle. Je vois toute la transformation que j’ai opérée depuis que je l’ai rencontré, et pareil pour lui, c’est fascinant.
Caroline : Il y a une résonance incroyable pour tous les deux, à la fois spirituelle, intellectuelle, comme s’il avait révélé ce qui attendait d’être ouvert. On le ressent beaucoup, même dans ta transformation physique. Ce retour au naturel, le cheveu libre, le no-make up. Cela me rappelle un peu ce que je vis avec mon conjoint, on a 10 ans d’écart, on s’est rencontrés il y a 10 ans, quand j’avais 30 ans et lui 40. C’est une deuxième grande histoire, et celle-là on ne veut pas la foirer. C’est une histoire hyper concentrée sur cette pureté en soi, qui n’a de fin qu’elle-même. Cette transmission d’âge est super intéressante, surtout à un certain âge. Les choses sont devenues plus abouties, dans un rapport d’altérité véritable. On fluctue.
Mai : Ha oui, je vois, avec Jerry, on a 13 ans d’écart. A 20 ans – 30 ans, ce n’est pas pareil.
Caroline : Après, les adultes sont à peu près aboutis dans leur maturité, leurs énergies, on n’est pas encore dans des choses figées, surtout dans ces métiers-là. Comment vous vivez cette distance géographique ?
Mai : Pendant presque 2 ans, Jerry, c’était la cerise sur le gâteau. Sauf que maintenant, c’est le gâteau. (rires) J’adore ma vie hyper riche à Paris, mes 2 mômes, mes amis. Mais c’est dur énergétiquement, car il faut tout le temps se reconnecter à la personne, puis se déconnecter sinon c’est trop douloureux quand on doit être séparés. C’est une relation incroyablement dense et forte, c’est aussi dû à la distance, à la préciosité que l’on garde à chaque fois que l’on se retrouve. On ne partage pas le quotidien. Ses filles de 14 et 16 ans, sa pratique, sont à Londres. Je suis plus mobile au niveau du travail, mais mes enfants de 10 et 13 ans sont à Paris. On sait qu’on en a pour un bout de temps encore dans nos villes respectives.
Caroline : On suit les anniversaires de tes enfants en vidéo, on les voit grandir. Ils sont très mignons. Il y a une super vidéo où tu as un échange avec ta fille, sur la transmission, quelle personne elle sera, comment tu essaieras d’être auprès d’elle. C’est tellement précieux d’avoir un parent qui va témoigner, laisser tout ce patrimoine vidéo d’histoire, de pédagogie. Ils en sont conscients ?
Mai : Je ne pense pas, parce que je suis leur mère, donc pour eux, je suis quelqu’un qui filme, qui monte, qui laisse des traces, ça fait partie de leur vie et de leur histoire. La maternité est l’expérience la plus forte de toute ma vie. Elle est très troublante, elle te met face à un inconscient énorme que tu n’avais pas du tout imaginé. C’est relativement universel, mais tu es en prise frontale entre l’enfant que tu as été et le parent que tu deviens. Suivant la relation que tu as avec ton enfance, ça peut être très douloureux. J’ai fait une dépression tout de suite. J’avais une angoisse très forte. Mon deuxième enfant m’a appris un truc que je n’avais jamais compris avant : c’est l’altérité. C’est une autre personne, qui vient de toi, mais qui est totalement différente. Cela me repoussait dans mes retranchements. Il n’y a rien de plus dur que d’élever un enfant, mais il n’y a rien de plus beau. C’est la folie.
Caroline : Je n’ai pas d’enfant, mais je suis une tante très présente. Je revis mon enfance avec mes petits neveux et nièces de 4 et 7 ans. Je pense à eux tous les jours, je tiens à être là toutes les 2 semaines. Si je ne les vois pas, je ne suis pas bien, c’est physique. J’ai besoin de les voir grandir, connaître quelles ont été les bêtises de la semaine, ça me replonge dans des états de béatitude, de lâcher-prise, de joie. Sans les emmerdes, ça me va ! (rires) Avec ma belle-fille, je ne me sens pas belle-mère ; je suis “l’adulte référent”, entre 2 âges. J’encadre des adultes en devenir, qui sont plus ou moins responsables. Les rapports sont plus apaisés.
Mai : En ce moment, je suis dans l’interrogation de la féminité : Où est la femme ? C’est quoi la femme ? Je pense que j’ai toujours été une femme, simplement cette connexion a été plusieurs fois rompue puis retrouvée. J’ai grandi avec plusieurs frères et plus avec mon père qu’avec ma mère. J’ai fait un cheminement en tant qu’être humain, puis en tant que mère, en tant que fille de et petite fille de. Quand j’arrive à me reconnecter à ça, c’est un truc qui me rend très très puissante. Ca passe beaucoup par le corps et par l’exploration des cycles, ce que cela veut dire au niveau biologique, chimique. On se rend compte que durant leurs cycles, les femmes ont des manières de penser et de recevoir des émotions qui sont différentes. Notre vie est moins linéaire que celle imposée par la société. J’ai besoin de me concentrer sur le flow. Si je suis dans trop dans le faire, je perds mon énergie.
Caroline : C’est d’une telle sophistication. Parfois, je peux passer par des états émotionnels très forts, je suis comme une éponge. Mes coups de fatigue sont nerveux, ça me pompe une énergie énorme. Comment définis-tu que tu te reconnectes à ça maintenant ?
Mai : Il fallait que la petite fille devienne femme, cesse d’être parfaite, de toujours vouloir plaire, être bien, tout faire comme il faut. Je me rappelle de Jerry me disant au début : “Je n’ai pas de femme puissante autour de moi.” Ca me blessait beaucoup. “Tu ne te mets jamais en colère, elle est où ta colère ?” Il y a un truc qui est monté en moi, car ce mec m’y a autorisé. La première fois que j’ai été en colère contre lui, cela a mis 6 mois, j’étais toute rouge, j’avais le nez qui coulait, les cheveux n’importe comment, en rage. (rires)
Caroline : Tu te l’interdisais avant, à cause de ton éducation ?
Mai : Oui. Impossible de me mettre en colère, c’était strictement interdit.
Caroline : Donc, c’était un verrouillage. Alors que l’on a l’habitude de penser que c’est une vertu d’être placide, une forme de sagesse.
Mai : Il y a une différence. Tu ne peux pas être harmonieux ni sage, si tu n’as pas exploré ta colère, tes côtés sombres, pour mettre les choses en équilibre. Cela ne veut pas dire qu’il faut mal faire, être égoïste ou faire chier tout le monde tout le temps. Pas du tout. Cela veut dire que quand l’émotion se présente, il faut avoir suffisamment de compassion pour soi-même et de courage pour oser dire : “Là, je suis en colère, ça va me faire dire des choses qui sont peut-être fausses, mais c’est un acte d’amour de te dire que je ne suis pas d’accord avec ça. Voilà ce que je ressens et j’aimerais qu’il en soit autrement.” C’est là où tu crées de l’intimité. Tu t’autorises à remplir le verre de la relation quitte à le faire déborder, pas à te contenter qu’il soit à moitié plein ou à moitié vide pour que cela se passe bien. Quand j’ai commencé à explorer ces terrains-là, j’ai trouvé une partie de ma puissance qui était enfouie. Ca ne veut pas dire que je suis plus une femme quand je suis en colère. Ca veut dire qu’une partie de ma vie d’adulte est plus en connaissance de moi-même, en contact avec mon corps, ma sexualité. Suivant les situations, une de mes facettes va pouvoir s’exprimer librement de manière bienveillante. Que se passe-il quand j’arrête de vouloir ? Qu’est-ce qui émerge ? Tu as une puissance d’intuition qui se développe. C’est un travail.
Caroline : Quels sont tes projets pour cette année ?
Mai : Terminer mon film. Et je vais travailler avec la Fondation d’entreprise Hermès pour filmer des artisans en milieu scolaire, avec leur projet Manufacto, initié il y a 3 ans. Ils envoient des artisans Hermès dans une quarantaine de classes partout en France 1h30 par semaine, pendant 12 semaines, où ils apprennent aux enfants à créer un objet. Je suis une femme qui va faire faire une boîte à outils à des élèves en classe de 5ème, pour les sensibiliser. C’est un autre rapport à l’apprentissage, de la part des élèves, comme des professeurs accompagnants, car c’est une autre méthodologie, basée sur la collaboration. Donner un autre goût aux objets, au labeur, au temps.
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Séphora Talmud // Photos : Élodie Daguin.
Merci à Luna Gilles pour le maquillage.